Christian Jambet (6 février 2025)

Christian Jambet entre à l'Académie française

Directeur d'études émérite à l'EPHE-PSL (Philosophie en Islam), Christian Jambet a été reçu le 6 février 2025 à l'Académie française par Jean-Luc Marion. 

 

 

Christian Jambet (6 février 2025)

Christian Jambet le 6 février sous la Coupole

 

Reçu le 6 février 2025 sous la Coupole, Christian Jambet a, avant de faire l'éloge de Marc Fumaroli auquel il succède, évoqué l'actualité de sa spécialité. Pour lui, si «l’Orient musulman n’a pas cessé de préoccuper et de troubler les consciences occidentales depuis la dernière des grandes révolutions du vingtième siècle», tout aujourd'hui «conspire à la désunion des civilisations, à leur oubli et à l’affrontement des puissances. Les chemins qui menaient vers Bagdad, vers Damas, vers Ispahan se ferment. Nos sensibilités se lassent des beautés fanées d’un orientalisme que certains tiennent pour une fabrique coloniale d’artifices. Les mondes musulmans souffrent de la destruction par des politiques fanatiques de leurs transfigurations littéraires, picturales, musicales. Par malheur, à cet iconoclasme répond notre rejet de ce qui émerveillait Nerval, Flaubert...». Contre cela, «il faut dissiper les spectres de l’ignorance, revivifier le dialogue entre la tradition orientaliste dont la France fut le foyer générateur et les vivantes pensées de l’Orient musulman, écrasées mais non vaincues».

 

Sur Marc Fumaroli, après s'être étendu sur son son combat pour la rhétorique (dont l'objet «n’est pas, comme on le croit trop souvent, l’habillage élégant d’un refus de penser vrai. Sa grande affaire est, au contraire, la découverte de la vérité et sa diffusion la plus large dans le corps social. C’est que la vérité parle, mais encore faut-il qu’elle se fasse entendre»), il a résumé: «Si Henri Bremond nous a légué une magistrale 'Histoire littéraire du sentiment religieux en France', Marc Fumaroli a écrit l’histoire du Verbe incarné dans les lieux communs de la France et de l’Europe». Une histoire incarnée par celui qui joint pour lui cette rhétorique à la «pensée libérale» qui lui est chère: Chateaubriand, avec lequel «la liberté cesse d’être un concept politique pour devenir la forme poétique de l’existence humaine». Ainsi son «point de vue d’outre-tombe», témoin que si, «à chaque époque de notre histoire récente, un royaume imparfait, éphémère nous déçoit», «un grand poète répond à ce règne par "un royaume concurrent, libre, divers, ouvert". Chateaubriand et Proust sont les exemples de ce royaume poétique, le premier face à la "fausse royauté de Juillet", l’autre face à la Troisième République. Les 'Mémoires d’outre-tombe' sont une poétique du royaume invisible qui éprouve les âmes, les confronte à un état social injuste et malheureux, dont Rousseau a transmis la leçon à Chateaubriand». L'histoire de la littérature pratiquée par Fumaroli se recentre ainsi sur ce qui pour lui «définit le domaine littéraire»: «l’exercice que Montaigne assignait encore à la philosophie, l’art de vivre et d’apprendre à mourir». Or, avoue Jambet, «rien ne pouvait être plus éloigné des croyances de ma jeunesse, rien qui fût plus hostile aux quêtes révolutionnaires, que cet art de vivre, inscrit dans le commun de l’expérience humaine» ... tout en soulignant que le «libéral» qu'était Fumaroli peut aussi être vu comme «le plus sévère critique du marché mondialisé», non «parce qu’il serait un altermondialiste dissimulé, mais parce que les "hommes creux" que nous devenons sont une offense à l’homme fait à l’image de Dieu».

 

En réponse, le philosophe Jean-Luc Marion s'est d'abord interrogé sur qui était Christian Jambet: «fils de Corse, provincial d’Algérie encore française, qui monte à Paris, Rastignac un peu déraciné mais philosophe déjà surdoué ?», «étudiant des 'comités Vietnam' déjà dissident de la scolastique marxiste officielle ?», «militant semi-clandestin de la révolution ouvrière à la base ?», «'nouveau philosophe' sous les projecteurs caricaturaux de la trop grande presse ?», «grand professeur régnant sur sa khâgne ?», «intense et immense érudit, pénétrant des textes iraniens que la plupart ignorent ?», «critique de notre société, que vous disséquez au scalpel ?» ...). Avant de rapidement bifurquer sur le quoi, ce qui entre avec lui dans cette «compagnie» et qui commence par une filiation («Vous fûtes d’abord et fondamentalement l’élève, puis le successeur du grand Henry Corbin, lui-même élève respectueusement dissident d’Étienne Gilson et de Louis Massignon») et une tâche: «penser l’islam total», ce qui exige «d’y envisager un destin autre que celui de l’héritage aristotélicien (exemplairement Avicenne), le libérant aussi bien des débats du kalam dans l’islam sunnite, bloqué dans la confrontation de la shariâ avec la falsafa, du savoir juridique avec les connaissances des sciences et la philosophie, bref du conflit entre le Qorân et les 'Grecs'», de passer comme Corbin «de Cordoue à Bagdad et Ispahan, de la pensée arabe d’Occident à la pensée islamique d’Orient».

 

Mais avant «le savant», il y eut «le militant» et «il ne faut pas plus imaginer que le savant a effacé le militant, ni que le militant s’est évanoui sous le savant. Car le savant n’a rien dissimulé (par quelle 'teqîya' l’aurait-il pu ?), il a au contraire trouvé, exposé et rationalisé dans "la sagesse orientale, l’'hikmat al-Ishrâq'" ce que le militant voulait voir advenir». Le retour à la philosophie («En fait vous ne l’aviez pas quittée, mais seulement déplacée, relocalisée») veut «ouvrir ou réouvrir un accès» au «réel», «à la chose même», mais «dans la logique des Orientaux, en particulier dans l’islam shî’ite». C'est-à-dire contre «l’empire du concept, qui abolit le secret invisible du visible et donc le visible lui-même», qui «conduit non seulement à l’oxymore d’une fin de l’histoire, mais à la souffrance d’un éternel retour du semblable» (et «en ce sens, Nietzsche accomplit Hegel» dont, «en suivant la sagesse des Orientaux, Christian Jambet a voulu se libérer»). Mais l’islam shî’ite est un autre champ miné puisque «"périodiquement, revient la tentation de projeter dans l’histoire la méta-histoire, l’Imân caché, intérieur, sur la face extérieure du maître politique"», comme le montre «l’étrange contradiction de Ruhollah Komeynî, enseignant à Qôm jusqu’en 1951 la doctrine de Mollâ Sadrâ, pour la contredire en établissant à partir de 1979 la République islamique»

 

Pour Marion, les deux conclusions «les plus fortes» de l'œuvre de Jambet sont les suivantes: 

 

«L’histoire des religions peut redevenir centrale, à condition qu’elle ne se perde pas dans les sables de "l’histoire comparée des religions", en comparant des termes peut-être incomparables sous une définition sûrement inconsistante». Ce qui passe pour Jambet par une «phénoménologie» des «mondes spirituels» qui «saurait se libérer de tous les a priori, pourrait reconnaître leur rationalité à des textes et des pratiques qui contredisent nos étroitesses. La paix des esprits se joue sans doute ici. À votre manière, vous endossez chez nous l’héritage de Claude Lévi-Strauss».

 

Ensuite, «"L’Europe ne peut sauver sa propre pensée qu’en rencontrant hors d’elle ceux qui lui révèlent ce qui est en elle" et "réciproquement"». Car «l’Europe, et c’est en cela précisément qu’elle mérite qu’on la qualifie de spirituelle et que sa définition par Husserl demeure valide, reste elle-même aussi longtemps et à chaque fois qu’elle rencontre d’autres pensées que celles qu’elle avait produites. Rien donc de plus européen que ne pas rester européano-centré»

 

 

Télécharger les discours de Christian Jambet et de Jean-Luc Marion

Visionner la séance du 6 février.

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