Histoire des arts, Sciences Physiques, Technologie, Lettres
Sommaire
Programmes scolaires de référence
Quel que soit le cycle d’enseignement, le thème de la chute d’Icare peut être la base d’un travail inter- ou trans-disciplinaire, fil rouge d’un projet d’équipe. À côté d’une étude du mythe et de sa transcription plastique, il est possible de l’envisager comme support à des travaux d’écriture ou comme une introduction de travaux plus scientifiques.
Enseignement élémentaire
Cycles 1 et 2
De nombreuses œuvres peuvent être utilisées même aux cycles 1 et 2 en raison de leur caractère narratif affirmé, ou de leur intérêt plus spécifiquement plastique (Picasso, Matisse : travail sur la forme, le contraste des plages colorées ; photographies du ballet de Serge Lifar).
Cycle 3
On peut mobiliser pour :
- Les Temps modernes :
« Une musique instrumentale et vocale extraite du répertoire baroque et classique » :Haendel.
« Des peintures et sculptures de la Renaissance, des XVIIe et XVIIIe siècles (Italie, Flandres, France) » : nombreux exemples, voir sélection artistique ci-dessous.
- le XIXe siècle : « Des récits, des poésies » : Baudelaire
- « le XXe siècle et notre époque », « Un spectacle de cirque, de théâtre, de marionnettes, de danse moderne ou contemporaine » : ballet Icare chorégraphié par Serge Lifar.
« Quelques œuvres illustrant les principaux mouvements picturaux contemporains » : Matisse (papier gouaché découpé), Chagall, Picasso.
« Des œuvres cinématographiques (…) et photographiques » : photographie de David Lachapelle à mettre en lien avec la société de consommation, le développement durable et la troisième révolution industrielle.
Collège
Thème « art, mythes et religions »
Thème « art, techniques et expressions » : les recherches sur la maîtrise du vol par l’Homme, la pesanteur…
Thème « arts, ruptures, continuité » : travail sur les mouvements artistiques et leurs caractéristiques. Un travail riche de la Renaissance aux Préraphaélites.
Capacités qui peuvent être particulièrement développées :
« Identifier les éléments constitutifs de l’œuvre »
« Effectuer des rapprochements entre des œuvres d’artistes à partir de critères précis »
Lycée
Champ anthropologique : thématique « arts et sacré », « arts, corps et expression »
Champ scientifique et technique : thématique « arts, sciences et techniques »
Champ esthétique : thématique « arts, goûts, esthétiques »
Option facultative Histoire des arts, Seconde : « l’Antiquité gréco-latine et ses renaissances », « Imitation, narration ».
Présentation
Texte de référence
- Ovide, les métamorphoses, livre VIII, 192-230, traduction de Joseph Chamonard, éditions GF Flammarion, 1966.
« Dédale, cependant, à qui pesaient la Crète et un long exil, repris par l’amour du pays natal, était retenu prisonnier par la mer. « Minos peut bien, se dit-il, me fermer les chemins de la terre et des ondes, mais, du moins, le ciel me reste ouvert. C’est la route que je prendrai. Fût-il maître de tout, Minos n’est pas maître de l’air. » Il dit, et il tourne son esprit vers l’étude d’un art inconnu, ouvrant de nouvelles voies à la nature. Il dispose, en effet, en ordre régulier, des plumes, en commençant par les plus petites, une plus courte se trouvant à la suite d’une longue, si bien qu’on les eût dites poussées par ordre décroissant de taille : ainsi, jadis les pipeaux rustiques naquirent d’un assemblage de tuyaux insensiblement inégaux. Alors il attache celles du milieu avec du lin, celles des extrémités avec de la cire, et, une fois disposées, ainsi, les incurve légèrement, pour imiter les ailes d’oiseaux véritables. Le jeune Icare se tenait à ses côtés et, sans se douter qu’il maniait ce qui devait le mettre en mortel péril, le sourire aux lèvres, tantôt il saisissait les plumes soulevées par un souffle d’air, tantôt, du pouce, il amollissait la cire blonde, et gênait, par ses jeux, le merveilleux travail de son père. Quand il eut mis la dernière main à son œuvre, l’artisan, à l’aide d’une paire d’ailes, équilibra lui-même son corps dans l’air où il resta suspendu en les agitant. Il en munit alors, son fils aussi, et : « Je te conseille, dit-il, Icare, de te tenir à mi-distance des ondes, de crainte que, si tu vas trop bas, elles n’alourdissent tes ailes, et du soleil, pour n’être pas, si tu vas trop haut, brûlé par ses feux : vole entre les deux. Et je te recommande de ne pas regarder le Bouvier, ni l’Hélice, ni l’épée nue d’Orion. Prends-moi pour guide de la route à suivre. » Et, tout en lui enseignant à voler, il ajuste à ses épaules ces ailes que l’homme ignorait. Pendant qu’il travaillait, tout en prodiguant ses conseils, les joues du vieillard se mouillèrent et ses mains paternelles tremblèrent. Il donna à son fils des baisers qu’il ne devait pas renouveler, puis, se soulevant au moyen de ses ailes, il s’envole le premier, anxieux pour son compagnon, comme l’oiseau qui du haut de son nid vient de faire prendre à sa tendre couvée son vol à travers les airs. Il l’encourage à le suivre et l’initie à son art dangereux ; il meut lui-même ses propres ailes, l’œil fixé, derrière lui, sur celles de son fils. Quelque pêcheur, occupé à surprendre les poissons au moyen de son roseau qui tremble, un pasteur appuyé sur son bâton ou un laboureur au manche de sa charrue, qui les vit, resta frappé de stupeur et pensa que ces êtres qui pouvaient voyager dans les airs étaient des dieux. Et déjà, sur leur gauche, avaient été laissées Samos, l’île de Junon, Délos et Paros ; à leur droite étaient Lébinthos et Calymné au miel abondant, lorsque l’enfant se prit à goûter la joie de ce vol audacieux, abandonna son guide et, cédant au désir d’approcher du ciel, montant plus haut. Le voisinage du soleil dévorant amollit la cire odorante qui retenait les plumes. La cire ayant fondu, l’enfant n’agite plus que ses bras nus, et, manquant désormais de tout moyen de fendre l’espace, il n’a plus d’appui sur l’air ; et sa bouche criait encore le nom de son père, quand l’engloutit l’eau céruléenne. »
- Autres sources littéraires :
- Apollodore, Bibliothèque, livre III, 15-8 : L’auteur reprend la trame narrative élaborée par Ovide mais fournit moins de précision quant à la fabrication des ailes et à l’angoisse paternelle avant le vol.
- Pausanias, Périégèse, Livre I, chapitre XI : Pausanias évoque des barques ailées pour fuir le labyrinthe, une proposition technique non retenue dans l’art.
Le mythe à travers un tableau emblématique
La chute d’Icare, Hans Bol, aquarelle, entre 1554-1593, Anvers, Musée Mayer van der Bergh
L’œuvre reprend fidèlement les détails proposés par Ovide quant à la chute d’Icare. Le premier plan évoque des scènes de la vie quotidienne rurale : le laboureur appuyé sur son manche, le berger sur son bâton ou le pêcheur, sa ligne à la main, ont le visage levé vers le ciel, leurs mains protégeant leurs yeux des rayons du soleil et regardent le vol de Dédale et Icare. Le second plan est occupé par un paysage dont on peine à préciser s’il est fluvial ou maritime, des îles parsèment le plan d’eau méandreux bordé de falaises et sur ses rives se distinguent champs et habitations (village, châteaux). Les couleurs offrent un contraste entre les deux plans et participent à donner l’illusion de la profondeur : dominante de la palette chaude au premier plan, importance des camaïeux de vert et de bleu au second pour construire une perspective atmosphérique. La terre cultivée et peuplée de personnages du premier plan semble constituer le rideau d’ouverture d’une scène de théâtre, il se poursuit sur la gauche par un arbre dont les ramages, en continuité avec des nuages sombres, finissent de constituer le cadre de la scène.
Enfin, dans le tiers supérieur, notre regard, guidé par les postures des personnages du premier plan, distingue Icare et Dédale. Sur la gauche, dans une position horizontale, les genoux légèrement fléchis, Dédale poursuit son échappée loin de l’île et du labyrinthe où il se trouvait enfermé. Légèrement décentré sur la droite, Icare est, pour sa part, dans une position verticale qui suggère l’absence de maîtrise du vol ; c’est ici le seul élément qui suggère sa chute. Dans un dessin en noir et blanc, conservé au département des arts graphiques du Louvre (cf. base Atlas), Hans Bol insiste davantage sur la chute : Icare est présenté tête en bas, les genoux repliés sur le ventre, les bras croisés alors que les ailes restent ouvertes, la tête penchée en arrière.
La chute d’Icare s’inscrit ici dans une peinture de paysage (le titre du dessin conservé au Louvre met d’ailleurs l’accent sur le thème paysager) telle que développée dans les Flandres à partir du XVIe siècle. Les personnages sont perdus dans l’immensité de la nature et les aventures humaines, tout aussi tragiques soient-elles, ne semblent troubler ni la poursuite de la vie quotidienne ni la marche de l’immensité de l’univers. Une conception particulièrement manifeste dans la toile de Bruegel (La chute d’Icare, 1590-95, Bruxelles) où seuls les pieds d’Icare encore sortis des eaux rappellent la chute mortelle. Saraceni (Paysage avec la chute d’Icare, 1606-07, Bruxelles) reste davantage dans la tradition italienne de la peinture issue de la Renaissance et de l’Humanisme où l’Homme occupe une place centrale. Si le paysage offre un décor fourni à la scène qui rappelle l’école de Bologne et les frères Carrache, Icare et Dédale s’imposent sans contexte comme le sujet principal de l’œuvre par leurs proportions et leurs gestuelles.
Synthèse
Les liens Internet pour visualiser les œuvres sont proposés en fin de fiche dans la sélection littéraire et artistique.
1. Icare : le fils du père
Icare est intimement lié à son père, Dédale. C’est par l’invention de son père – les ailes – et l’échec de son vol qu’il s’inscrit dans la mythologie et acquiert une notoriété artistique. C’est aussi par la chute de son fils que Dédale existe le plus souvent dans l’art : père fabriquant les ailes et les installant sur le dos d’Icare, père impuissant devant la déliquescence des ailes.
1.1 L’ouvrier face au héros
Dans les textes littéraires de l’Antiquité, Dédale est loué pour ses inventions (la vache de bois qui permet à Pasiphaé de s’accoupler à Jupiter, le labyrinthe…) et est présenté comme un sculpteur de génie. Ainsi Apollodore précise-t-il que « Dédale était un excellent architecte, et il fut le premier qui trouva l'art de faire des statues. » (Bibliothèque, livre III, chapitre XV) quand Platon s’extasie devant la véracité de ses statues (Le Ménon). Pourtant, c’est très rarement l’inventeur que les œuvres artistiques convoquent, se limitant à représenter le technicien dans la préparation finale du vol. Nombreuses sont les peintures, et même sculptures, de la Renaissance au Néo-classicisme où Dédale munit son fils de ses attributs ailés. À côté de la témérité du fils, c’est donc le génie technique du père, dans l’invention du vol humain, qui est valorisé. Point commun à ces représentations : la concentration de Dédale dans la fabrication des ailes et la douce attention portée à Icare.
Dans la toile de Joseph-Marie Vien, (Dédale dans le labyrinthe attachant les ailes à Icare (Paris, 1754), on voit Dédale marqué par le labeur. Agenouillé sur un rocher, il a, à ses pieds, un bol contenant la cire qu’un petit brasero permet de faire fondre ; les plumes sont éparpillées au sol, d’autres sont tenues par Icare qui semble bien peu concentré sur le travail de son père. Ici l’ouvrier, au travail, s’oppose au héros, d’ailleurs représenté nu. Le lien paternel est souligné tant par le soin porté à la fabrication des ailes que par la tendresse que manifeste Dédale envers son fils. Les ailes sont installées avec délicatesse, le bras entoure le fils avec amour. Tous ces gestes attentifs sont aussi ceux présentés par Charles Le Brun (Dédale et Icare, 1645-46, Saint-Pétersbourg) ou Riminaldi, dans le style baroque (Dédale et Icare, 1625, Hartford).
Une fois les ailes installées, Dédale s’occupe de mener son fils vers le vol. Là aussi la tendresse est l’élément de continuité dans les différentes œuvres, l’inquiétude aussi. Car Icare est déjà souvent perdu dans ses pensées, attiré par les cieux que lui a promis son père : il a le bras tendu et le doigt pointé plein d’espoir vers le ciel dans l’œuvre de Vien ou d’Andrea Sacchi (Dédale et Icare, XVIe, Genève), la tête et le regard (bien que masqué) vise le ciel chez Le Brun ; il semble attendre, impatient, que son père ait fini son travail dans le bas-relief conservé à la villa Albani de Rome (bas-relief où Dédale est d’ailleurs muni d’un marteau et non de fils ou de lacets) et paraît même amusé par l’expérience qui l’attend dans le groupe sculpté, Dédale et Icare (1779, Venise), par Canova.
Le fils choyé semble rarement conscient de l’ingéniosité développée par son père dans sa quête salvatrice, car c’est bien de cela dont il s’agit ici : fuir le labyrinthe, créé par Dédale lui-même, dans lequel le roi Minos l’a enfermé avec son père. Les ailes sont l’outil de la fuite. La sagesse du génie de Dédale offre la liberté quand l’inconscience de la jeunesse d’Icare crée le danger. Une dualité travaillée et mise en valeur par Serge Lifar dans son ballet Icare écrit en 1935.
1.2 Technique contre Nature ?
Icare incarne donc, plus que Dédale, l’homme-volant ; celui qui, habité par une passion pour l’extraordinaire, monte jusque vers le soleil. Une ambition à la fois poétique et technique. Et c’est là l’une des caractéristiques du genre humain : s’il est privé de certains atouts corporels pour se protéger, contrairement aux animaux, il a pour lui la pensée technique et l’imagination. Icare symbolise l’aspiration des Hommes à s’affranchir de la pesanteur, à se déplacer dans les airs dans une extrême liberté. Le modèle à imiter est ici celui de l’oiseau et les ailes que fabrique Dédale se réfèrent à celles des oiseaux dans leurs formes comme dans leurs matériaux.
L’ambition de la maîtrise du vol aérien par l’Homme trouve plusieurs échos dans l’histoire des techniques et inventions européenne. On pense, avec évidence, aux recherches de Léonard de Vinci connues par ses dessins dans le Codex sur le vol des oiseaux (1505, conservé à la Bibliothèque royale de Turin). Contrairement à Dédale qui est dans une imitation fidèle des oiseaux et de leurs ailes, Léonard de Vinci s’inspire de leurs vols pour proposer des machines indépendantes que l’Homme conduit ; il en va de même, par exemple, avec Tatline qui met au point Letatlin en 1929-32, machine volante qui n’a toutefois jamais pris son envol.
Jusqu’à ce que l’Homme maîtrise le vol, jusqu’à la naissance de l’aviation, Icare incarne le héros téméraire dans les pas duquel il convient de marcher. Le triomphe de l’aéronautique marque un changement de perception du héros ; Icare devient le symbole de l’artiste impuissant dans sa quête, il « incarne le divorce consommé entre art et technique » (Dancourt Michèle, Dédale et Icare, situation du mythe dans la culture européenne, thèse de littérature comparée soutenue en 1994, publiée en 2002 ; cf. bibliographie). Pourtant, le nom est toujours donné aujourd’hui à des projets, voire entreprises, liés au domaine de l’aérospatiale : laboratoire ICARE du CNRS à Orléans (Institut de Combustion Aérothermique Réactivité et Environnement), projet de la Nasa intitulé Electric Icarus, ou exposition Hommes et femmes de l’espace, les nouveaux « homo Icarius » à la Coupole de Lille en 2011. Et on peut évoquer la superbe photographie de David Lachapelle qui présente Icare noyé par la technique informatique de la société de consommation : le héros a, ici, chu dans une mer d’ordinateurs obsolètes (Icarus, 2012)
2. Icare : Héros déchu ou Héros du sublime ?
Les artistes de la Renaissance et du Baroque s’attardent davantage sur la chute d’Icare que sur les préparatifs du vol ; le discours se veut moralisateur et édifiant alors que les artistes du XIXe siècle verront aussi, dans Icare, le symbole de l’artiste écartelé entre rêve et réalité.
2.1 Le jeune audacieux
Pour avoir négligé les conseils de son père, pour avoir préféré l’extase du vol plutôt que la raison, Icare chute et meurt. Cette fin tragique, conséquence de l’impétuosité du jeune homme, semble souvent annoncée dans les œuvres qui représentent l’avant-vol. Icare y apparaît insouciant, debout ou l’une de ses jambes à demi tendue, le regard distrait et détourné de son père déjà prêt à s’élancer bien plus haut que les limites posées alors que Dédale est, lui, présenté dans des postures liées à la solidité et au pédagogue : assis, ou le corps appuyé sur un élément solide – mur, rocher –, le regard tourné vers la terre ou son fils, vers le réel, le concret quand bien même son doigt pointerait le ciel (Laurent Pécheux, Dédale et Icare, XVIIIe, collection particulière ; ou Vien, cité ci-dessus).
La chute est l’occasion de rappeler les vertus de la modération, de souligner les difficultés de l’ascension spirituelle. Comme le souligne Platon, « la vertu des ailes est de porter ce qui est pesant vers les régions supérieures habitées par les dieux, et elles participent plus que toutes les choses corporelles à ce qui est divin » (Phèdre, 246d). Ovide suit cette même idée lorsque le pêcheur à la vue des deux hommes volant dans le ciel « resta frappé de stupeur et pensa que ces êtres qui pouvaient voyager dans les airs étaient des dieux » (Ovide, Métamorphoses, livre VIII). Mais Icare n’est pas un dieu, il n’est qu’un héros et contrairement aux dieux du panthéon gréco-romain, les humains n’ont pas l’immortalité. Tout comme Phaéton ou Ixion, Icare est donc un de ces héros déchus, exemple qui sert d’avertissement aux méfaits de l’orgueil humain.
Dans la cantate pour soprano, Tra le fiamme (il consiglio) de Haendel, les paroles – écrites par le cardinal Benedetto Pamphili – opposent le phénix, animal immortel qui renaît de ses cendres, au papillon que la chaleur des flammes fait périr et rappelle, allusion explicite à Icare, que « pour celui qui n’est pas né oiseau, voler est un prodige » (« Per chi non nacque augello il volare è portento »).
Certes par son invention technique, Dédale s’approche de la figure du démiurge mais ce n’est pas lui qui est directement puni. Dans de nombreuses toiles figurant la chute, Icare et Dédale sont d’ailleurs souvent opposés à l’image du plafond peint par Merry-Joseph Blondel au Louvre (Le soleil, la chute d’Icare, 1819-1833, Paris): Dédale, le bras gauche levé, la jambe gauche pliée tandis que la droite est en extension, paraît user de sa force physique pour avancer et maîtriser son trajet. Icare, lui, est présenté dans un effet de perspective tête en bas, les quatre membres orientés dans des directions différentes, le vêtement n’est plus enroulé qu’autour de l’un de ses bras, la bouche est ouverte et les plumes de ses ailes se détachent une à une. Tout ici évoque un corps désarticulé, l’absence de maîtrise. Ce sont la démesure et la désobéissance qui sont ici sanctionnées et non l’invention en elle-même. Dédale, comme dans les autres toiles liées à la chute de son fils, est protégé des chauds rayons du soleil par de lourds nuages et la percée de lumière dans ces nuées se concentre sur Icare. En ne donnant à voir que les pieds d’Icare qui émergent de l’eau suite à sa chute, Bruegel donne force à cette dénonciation (La chute d’Icare, 1558, Bruxelles). Ni le laboureur, ni le pêcheur, ni le berger ne prêtent attention au drame qui vient de se jouer, véritable anecdote dans un univers régi par la puissance divine et non par l’humain.
2.2 « Le ciel fut son désir » Philippe Desportes (1546-1606), Icare
Mais le vol d’Icare n’est pas qu’une chute, c’est aussi une élévation vers le sublime. Artistes comme écrivains peuvent s’identifier à ce héros antique « brûlé par l’amour du beau » (Baudelaire, « Les plaintes d’un Icare », Les fleurs du mal, 1866). Pour Philippe Desportes, Icare est certes un « jeune audacieux » mais c’est un audacieux qui « eut assez de courage » (« Icare est chu ici, le jeune audacieux », Les amours d’Hippolyte, XVIe siècle) et l’ensemble du poème marque l’admiration envers ce jeune homme qui osa tenter la route vers le sublime.
Écartelé entre rêve et réalité, entre aspiration et désillusion, Icare peut incarner le destin de l’Artiste perpétuellement confronté, dans sa quête de liberté créatrice, à l’opposition entre l’esprit et la matière pour affirmer le pouvoir de la création. Si les œuvres qui figurent la chute mettent en contraste la raison (Dédale, en vol, corps tendu, dans l’ombre) et la déraison (Icare, dans sa chute, désarticulé et tourbillonnant, en plein soleil), celles s’attachant à la mort d’Icare semblent davantage emplie de compassion pour une jeunesse trop vite arrêtée. Balkenhol représente un Icare (2006, musée de Grenoble) gigantesque de bronze et de fonte gisant au sol, face contre terre. Ses courtes ailes sont dépecées et tiennent aux bras par de précaires accroches. N’est-ce pas ici la figure de l’adolescent qui, trop jeune encore pour avoir la conscience de ses actes, n’a pas compris que voler n’était pas un jeu et que la matière serait plus forte que l’esprit ?
C’est aussi ce que semble suggérer Gilbert Garcin dans son photomontage teinté d’humour l’envol d’Icare (d’après Léonard de Vinci). À la manière de Georges Méliés et des premières scènes du cinéma de fiction, Icare, sur son rocher, paraît prêt à s’élancer mais la liberté pour l’Homme n’est jamais totale comme le rappelle le fil noué à sa jambe : qu’il est difficile de s’élever vers le sublime, de s’émanciper de la condition d’humain quand le lien qui nous tient avec le monde concret est si fort.
HJ Draper insiste aussi sur la jeunesse perdue d’Icare dans sa toile Lament for Icarus (1898). Le corps du jeune homme s’étend sur un rocher isolé dans la mer, les ailes fournies, partiellement dressées, sont encore attachées à ses bras. Il est entouré de trois nymphes diaphanes qui le regardent, le corps tendu par la curiosité et touchées que la mort ait pu ainsi s’en prendre à un homme si jeune. Les ailes, dans un dégradé de brun, forment comme un linceul et s’apprêtent à constituer la sépulture de celui qui, enchanté par l’aventure libératrice, s’est « brûlé les ailes ».
3. Le mythe d’Icare : pistes pédagogiques
3.1 Raconter une histoire
Il est possible de séquencer la version d’Ovide pour proposer une narration uniquement iconographique du mythe d’Icare à ce détail près : dans le texte d’Ovide, Dédale se munit le premier de ses ailes et ouvre la voie ; dans les représentations artistiques, Icare est le premier à être ailé.
- Fabrication des ailes : Van Dyck (peinture, XVIIe), Vien (peinture, XVIIIe)
- Insouciance d’Icare : Vien (peinture, XVIIIe)
- Conseils de Dédale à son fils : Pécheux (peinture, XVIIIe), Lifar (ballet, début XXe), Van Dick (peinture, XVIIe)
- Tendresse du père : Canova (sculpture en marbre, XVIIIe)
- Envol d’Icare : Landon (peinture, XVIIIe)
- Fonte de la cire et chute d’Icare : Gowy (peinture, XVIIe), Saraceni (peinture, XVIIe), Matisse (papier gouaché découpé, XXe), Picasso (peinture, XXe), Chagall (peinture, XXe)
- Icare mort : Slodtz (sculpture en marbre, XVIIIe), Balkenhol (Sculpture en bronze et fonte), Draper (Peinture, XIXe)
3.2 Imiter/rêver
Cette problématique se réfère à l’invention et à la fabrication des ailes ; elle se prolonge dans une interrogation sur la portée du rêve qui peut conduire au démiurge.
À noter l’installation de Jean-Claude Meynard, Mémoire d’Icare, qui reprenant le principe fractal figure la chute par un enroulement sans fin de la silhouette d’Icare, où l’art et la science se mêlent finement.
3.3 Représenter le mouvement
Dessiner la chute est une formidable occasion pour la représentation plastique du mouvement. Les artistes privilégient la ligne courbe, la spirale dont le mouvement est suggéré par le corps d’Icare replié sur lui-même (Chagall) ou rejeté en arrière (Saraceni), par la désarticulation des bras et des jambes d’Icare (Blondel), ou par les ailes qui, surdimensionnées par rapport au corps du héros, animent la toile par leurs formes courbes, presque refermées sur le corps d’Icare (Redon, Picasso)
Notons que parfois l’aile suffit à elle-même pour rappeler le mythe : Anselm Kiefer.
3.4 Identifier des mouvements artistiques
- Renaissance flamande : Bruegel
- Baroque : Van Dyck, Riminaldi : importance de la courbe, jeux de lumières…
- Classicisme : Pécheux, Le Brun : posture figée, lignes de composition droites…
- Néo-classicisme : Canova
- Art moderne : Picasso, Matisse, Chagall : ruptures dans la représentation figurative, dans le soin apporté au dessin et à la perspective, touche du peintre sensible…
Arts et littérature
La sélection proposée est loin d’être exhaustive ; elle entend proposer quelques références dont les caractères narratif et/ou plastique peuvent s’avérer intéressants pour devenir objet d’étude.
Sélection iconographique : peinture
- Blondel MJ, Le Soleil. La chute d’Icare, 1819, plafond, Paris, musée du Louvre.
- Bol Hans, la chute d’Icare, 1554-1593, aquarelle sur papier, Anvers, musée Mayer van der Bergh
- Bruegel l’Ancien P, la chute d’Icare, 1590-95, huile sur toile, Bruxelles, musée Van Buuren
- Chagall, la chute d’Icare, huile sur toile, 1973-73, Paris, Centre Pompidou
- Draper HJ, the lament for Icarus, 1898, Londres, Tate Britain
- Gowy, la chute d’Icare, huile sur toile, 1636, Madrid, musée du Prado
- Kiefer A, Icarus, sand of the Brandenburg march, 1981
- Landon CP, Dédale et Icare, 1799, Alençon, musée des Beaux-Arts et de la dentelle
- Le Brun C, Dédale et Icare, 1645-46, huile sur toile, Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage
- Matisse H, Icare (Jazz), 1947, papier gouaché découpé
- Pécheux L, Dédale et Icare, XVIIIe siècle, huile sur toile, Collection particulière
- Picasso P, la chute d’Icare, 1958, peinture acrylique sur bois, Paris, siège de l’UNESCO
- Rimanildi O, Dédale et Icare, 1625, huile sur toile, Hartfort, Wadsworth Atheneum Museum of art.
- Sacchi A, Dédale et Icare, Genève, galleria di palazzo rosso
Sélection iconographique : sculpture
- Dedalo costruice le ali, bas relief sur marbre, IIe siècle, Villa Albani, Rome
- Dédale et Icare, 1er siècle av JV, camée, Naples, museo archeologico nazionale
- Balkenhol S, Icare, 2006, bronze et fonte, catalogue de l’exposition « Balkenhol », musée des Beaux-Arts de Grenoble, automne-hiver 2010-2011, Bibliothèque Vert et plume.
- Canova A, Dédale et Icare, 1779, marbre, Venise, Museo Correr
- Slodtz P.A, la chute d’Icare, 1741, marbre, Paris, Musée du Louvre
Sélection iconographique : photographie
- Garcin G, l’envol d’Icare (d’après Léonard de Vinci), 2006
- Parkeharrison R et S, Da Vinci’s wings, 2012
- Rebufa O, la chute d’Icare, 2001
Sélection musicale
- Haendel, Tra le fiamme (il consiglio), (HWV 170), 1707
- Markevitch, l’envol d’Icare, 1932 – 1943 (réécriture)
- Sancan Pierre, Légende d’Icare, cantate, 1943
Sélection chorégraphique
- Arpino Gerald (chorégraphie) – Samuel Gerhard (musique), The relativity of Icarus, 1974.
Arpino propose ici une version érotisée du mythe qui porte un parfum de scandale dans les corps à corps entre Dédale et Icare qui font davantage penser à une relation homosexuelle qu’à des liens père/fils.
- Hoving Lucas(chorégraphie) – Matsushita Shin-Ichi (musique), Icarus, 1963.
Ballet repris par la compagnie Alvin Ailey qui propose, sur son site, des prises de vue du ballet.
- Lifar Serge (chorégraphie) – Honegger Arthur (musique), Icare, 1935.
Sur une musique uniquement constituée de percussions, Serge Lifar propose un ballet d’une grande expressivité. La quête de liberté, l’entraînement pour le vol comme la chute sont habités d’une force narrative indéniable. Picasso crée les décors en 1962. Cf. sitographie pour un lien vers l’étude du ballet.
Photographies de la reprise de 1984
- Vassiliev Vladimir (chorégraphie) – Slominski (musique), Icare, 1971
Sélection littéraire
- Butor Michel, Icare à Paris ou les entrailles de l’ingénieur, Hachette Littérature, 1992.
- Giono Jean, Jean le bleu, Le livre de poche, 1974.
Un passage où le père de Giono évoque le tableau de Bruegel.
- Queneau Raymond, le vol d’Icare, Gallimard, 1968.
Où le héros échappe à son créateur.
Sélection cinématographique
- I… comme Icare, Henri Verneuil (réalisateur), 1979.
Sur une trame d’assassinat politique, la référence au mythe s’explicite dans les dernières scènes du film.
Bibliographie
Dancourt Michèle, Dédale et Icare, métamorphoses d’un mythe, CNRS éditions, 2002.
Jaubert A., Lagier V., Moncond’huy D., Scepi H, L’art pris au mot ou comment lire les tableaux…, Paris, Gallimard, 2007.
Junot Philippe, « Rodin et les métamorphoses d’Icare», Revue de l’art, 1992, volume 96, p31-39.
Vernant Jean-Pierre, l’Univers, les Dieux, les Hommes, Paris, le Seuil, 1999.
Sitographie
- Bases de données iconographiques :
- http://www.alinariarchives.it
- http://sites.univ-provence.fr/pictura/Recherche.php
- http://www.louvre.fr
- Analyse, par Valérie Colette-Folliot, du ballet Icare chorégraphié et mis en rythme de Serge Lifar (1935)
- Analyse de la statuette d’Icare à Vallon
- Sur les recherches techniques liées au vol :
- Reconstitution des inventions de Léonard de Vinci. Exposition itinérante, photographies des hommes volants
- Animation 3D autour des dessins de maquette de vol humain de Léonard de Vinci
- Un bref panorama sur le rêve humain de maîtriser le vol aérien
Référence du document
« Ferrec Solenn, La chute d’Icare » , 2014 , IESR - Institut d'étude des religions et de la laïcité , mis à jour le: 16/12/2016, URL : https://irel.ephe.psl.eu/ressources-pedagogiques/fiches-pedagogiques/chute-dicare