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Lorsqu’on parle de mystique en Occident, on se représente des individualités assez marginales, exerçant peu de prise sur la société. Telle n’est pas la situation dans les pays musulmans. Les confréries mystiques (« soufies ») constituent des groupements souvent très considérables. Pour prendre l’exemple de l’Egypte, seul pays musulman pour lequel nous disposons des statistiques officielles, les confréries regroupent 6 millions d’adhérents pour une population de 60 millions d’habitants. Bien sûr, tous ces adhérents n’ont pas un engagement spirituel intense ; mais ils font tous allégeance à des degrés divers à des Maîtres, des guides spirituels, et partagent une vision spécifique de la vie religieuse.
Précisons ici le terme de « mystique ». En islam, sa portée est relativement claire. Le croyant ordinaire s’efforce d’appliquer la volonté d’un Dieu transcendant, inconnaissable, afin d’obtenir sa récompense et Le rencontrer éventuellement dans l’au-delà. Pour le musulman mystique, cette rencontre est déjà possible ici-bas. L’homme peut avoir sur terre une expérience du surnaturel, une union au divin. Cette vision suscite un type de foi particulier, puisque la vie terrestre se trouve ipso facto « éternisée » ici et maintenant, avant la mort physique.
Ceci dit, la mystique n’est pas originelle en islam, elle ne transparaît guère dans le Coran ou dans le hadîth (enseignements du prophète Muhammad). Mais il semble que dès les premiers siècles de l’ère musulmane, des gens pieux se soient isolés dans un approfondissement spirituel souvent marqué d’ascétisme. Au ixe siècle de notre ère, un courant franchement mystique émerge, appelé « soufisme » en Irak, et très présent sous d’autres formes notamment en Iran oriental. Les mystiques se regroupent autour d’hommes charismatiques reconnus comme des saints. Leur prestige s’accroît jusqu’à porter parfois ombrage au pouvoir politique, comme en témoigne l’exécution spectaculaire du grand soufi Hallâj en 922 à Baghdad. Plus tard – à partir du XIIe siècle – ces mouvements se structureront en confréries organisées, reconnues voire courtisées par les souverains. Leur principe : un Maître spirituel regroupe des disciples autour d’un enseignement initiatique particulier, certains disciples désignés à leur tour comme Maîtres perpétuant cette voie au fil des siècles. La majorité des adhérents n’en sont toutefois pas des disciples proches, mais plutôt des croyants cherchant à bénéficier de l’influx spirituel (la baraka) diffusé par le Maître, et participant à titre simplement occasionnel aux rites et liturgies de la confrérie. Signalons un point important : l’organisation confrérique n’est pas la seule possibilité de vivre la voie mystique. Il existe des attitudes plus individuelles de recherche du divin. La confrérie est toutefois la forme plus visible, celle qui a pris le plus de poids social, notamment dans l’islam sunnite.
La mystique, confrérique ou non, a laissé une trace très profonde dans la culture musulmane. La littérature en est largement imprégnée, comme l’illustre la poésie lyrique persane (‘Attâr, Roumi, Hafez), turque, ourdoue etc. La musique ou l’architecture religieuses, comme la calligraphie ou l’art de la miniature traduisent fréquemment des conceptions mystiques.
La situation des confréries à l’époque contemporaine est plus ambiguë. Jusqu’au XIXe siècle, la culture musulmane – celle des élites comme celle du peuple – était complètement imprégnée de mystique. Les confréries véhiculèrent de façon puissante l’identité musulmane face à la pénétration coloniale. C’est un Maître de confrérie, Abdelkader, qui prit la tête de la résistance contre l’invasion française de l’Algérie ; et le cas de figure n’est pas unique. Les confréries perdirent toutefois beaucoup d’influence à partir de la phase d’occidentalisation des sociétés musulmanes. Les nouvelles élites musulmanes leur étaient généralement hostiles, qu’elles soient laïques (Mustafa Kemal supprimera les confréries turques), marxistes (dans les Républiques soviétiques d’Asie centrale ou du Caucase, en Albanie) ou fondamentalistes (le mouvement wahhabite est très anti-soufi, les confréries sont interdites en Arabie Séoudite). Elles restent toutefois bien vivantes dans de nombreuses régions du monde. Des chefs politiques peuvent adhérer à des confréries à titre privé (commandant Massoud), des populations entières s’en inspirer dans leur vie civile (Sénégal) comme dans leur résistance nationale (Tchétchénie). Le soufisme joue un rôle non négligeable dans la constitution d’un islam européen et nord-américain. En bref, on peut considérer le mysticisme comme l’une des grandes options possibles de vie religieuse musulmane actuellement.
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Référence du document
« Lory Pierre, Les courants mystiques en islam » , 2007 , IESR - Institut d'étude des religions et de la laïcité , mis à jour le: 13/12/2016, URL : https://irel.ephe.psl.eu/ressources-pedagogiques/fiches-pedagogiques/courants-mystiques-islam