Sommaire
La question que nous nous posons est de savoir dans quelle mesure et comment les programmes d’enseignement de la philosophie en classe terminale, tels qu’ils existent effectivement depuis juin 2003 pour les séries générales et septembre 2005 pour les séries technologiques, peuvent conduire à une connaissance du fait religieux et à une réflexion critique sur lui et, inversement, si une telle connaissance n’est pas de nature à nourrir le travail philosophique. Nous posons cette question de plusieurs points de vue :
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Du point de vue de la nature et des finalités de cet enseignement.
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Du point de vue des « notions et repères » qui font le contenu de ces programmes.
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Du point de vue de la liste des auteurs dont les œuvres peuvent être étudiées.
Nature et finalités de l’enseignement de la philosophie
Pour ambitieuse que soit cette perspective, l’enseignement de la philosophie en terminale est conçu pour que les élèves fassent de la philosophie. C'est-à-dire ne se contentent pas d’en parler au pire ou au mieux de restituer des doctrines qui appartiennent à l’histoire de la philosophie. Il s’agit donc bien d’apprendre à philosopher plutôt que d’apprendre la philosophie selon la formule célèbre de Kant. Voilà pour la nature fondamentale de cet enseignement, idéalement au moins. Mais on ne philosophe pas à partir d’un néant de compétences, de connaissances et de culture.
Les deux finalités de cet enseignement, « substantiellement unies », sont, selon les termes mêmes des programmes « …l’accès à l’exercice réfléchi du jugement et à …une culture philosophique initiale ». On serait tenté de dire qu’un jugement sans contenu ni culture serait vide et qu’une culture sans jugement aveugle. Ceci vaut pour toutes les séries.
Mais en quoi donc consiste cette culture? Les programmes rappellent fort justement que cette culture repose d’abord sur la formation scolaire antérieure, ce qui est une manière de lutter contre ce préjugé selon lequel la philosophie serait une discipline étrange qui n’aurait rien de commun avec toutes les autres. C’est plutôt l’inverse qui est vrai, car l’apprentissage des sciences de la nature ou de l’homme, des lettres et des langues étrangères est sans doute la meilleure propédeutique philosophique. La philosophie est certes première de deux points de vue : elle se veut radicale ou fondamentale et très tôt, les petits enfants posent volontiers des questions métaphysiques. En tant que discipline académique par contre, la philosophie est chronologiquement seconde et ne peut commencer qu’à partir d’un substrat minimal de compétences et de culture, même si l’on peut raisonnablement envisager une initiation philosophique avant la terminale. Du point de vue des compétences, c’est l’ensemble de l’entreprise scolaire qui exerce la raison et non bien sûr un privilège de la philosophie. La culture philosophique quant à elle, n’est pas celle qui est sensée être antérieurement acquise, elle est surtout celle que l’on acquiert dans la classe même de philosophie. Elle repose aussi, selon les programmes, sur « la culture littéraire et artistique, les savoirs scientifiques et la connaissance de l’histoire ». On ne peut être plus clair : progresser dans ces savoirs est nécessaire à l’exercice vivant de la philosophie. Il est d’ailleurs écrit un peu plus loin que cet enseignement est « ouvert aux acquis des autres disciplines ».
Quelle relation avec la connaissance du fait religieux ? Tout simplement qu’il n’existe pas de culture littéraire, artistique et historique dignes de ce nom sans un minimum de connaissances sur les religions et la façon dont le religieux pénètre toutes les sphères de l’activité humaine. Quant aux sciences de la nature, il est vrai que l’on peut s’y exercer sans connaissance du fait religieux, mais celle-ci se révèle fort utile dès que l’on veut réfléchir à leur signification et à leur histoire au sein des sociétés dans lesquelles elles se développent. Etre « ouvert aux autres disciplines » signifie notamment l’ouverture aux sciences humaines telles que la psychologie et la sociologie qui ont fort à dire sur le fait religieux. Notons au passage que les anciens programmes, en vigueur pendant 30 ans, avaient le mérite de faire réfléchir explicitement à la naissance d’au moins une science humaine, le professeur devant en choisir une pour construire son cours.
Notions et repères
Les notions permettent de donner des limites à un programme qui ne peut certes pas être encyclopédique en une seule année d’enseignement, même s’il doit essayer de couvrir le champ des grandes interrogations humaines.
Pour les séries générales (L, ES, S), « La religion » apparaît explicitement comme une notion à étudier à l’intérieur du « champ de problèmes » intitulé « La culture ». La religion est donc au programme de la classe de philosophie et ce depuis bien avant les textes actuels ! Il ne s’agit bien sûr pas d’on ne sait quelle initiation religieuse, mais d’une problématisation réflexive de la notion de religion. La liberté pédagogique du professeur lui permet d’aborder cette notion de différentes manières : tentatives complexes de définition de la notion, relations étroites entre philosophie et religion (n’oublions pas que le domaine de la religion défini comme tentative de réponse à la question « que m’est-il permis d’espérer ? » fait partie de la philosophie selon Kant ! Occasion sans doute de distinguer religion naturelle et instituée, de situer ce que dit Kant de la religion et de montrer que ce mot peut prendre des sens radicalement différents selon les contextes), critique radicale de la religion dans le cadre de l’athéisme philosophique, mais aussi – et ce point nous intéresse particulièrement – connaissance du fait religieux. Rares sont les professeurs de philosophie qui n’intègrent pas à leur cours des références à Duby, Durkheim, Mauss, Weber ou Lévi-Strauss. En ce sens, la connaissance du fait religieux fait donc bel et bien partie du programme ou, en tous les cas, semble une optique incontournable pour une étude satisfaisante de la notion de religion.
Pour les séries technologiques, la notion de religion disparaît. Par contre, dans le champ de « La vérité » apparaît le couple de notions « La raison et la croyance » ainsi que « L’expérience ». On peut penser que ce champ sera propice à la distinction entre ce qui est certain par la démonstration et l’expérimentation et ce qui n’est que possible ou dénué de tout fondement, échappant à toute expérience possible ou même toute espèce d’intelligibilité. On peut penser que ce sera l’occasion de distinguer « science » au sens que ce mot a pris depuis Newton, « philosophie » et « religion » ; de montrer les échanges entre ces frontières et leur perméabilité.
Notons que dans le champ « La culture », la notion « Les échanges » est présentée, de même que les trois précédemment citées, comme étant susceptible d’être abordée au titre des divers aspects du « fait religieux ». Dans le texte des programmes cette expression est citée entre guillemets, ce qui signifie qu’elle reprend une expression consacrée, notamment depuis le rapport Debray sur « l’enseignement du fait religieux dans l’école laïque ». Le fait religieux apparaît sous « divers aspects », ce qui est une manière d’insister sur le fait qu’il n’a pas une signification univoque et ne peut pas être abordé d’une seule façon. Pour ce qui concerne « Les échanges », la vie religieuse étant l’occasion d’échanges matériels et symboliques, ce cas justifie pleinement le fait que les programmes spécifient que le professeur peut utiliser dans son enseignement des écrits appartenant aux « sciences humaines ». Cette mention dans les programmes des séries technologiques confirme « l’ouverture aux acquis des autres disciplines » qui est affirmée pour toutes les séries.
Les repères constitués de distinctions lexicales et conceptuelles ne forment pas une partie séparée du programme mais leur étude facilite celle des notions. Ainsi, les programmes de séries générales donnent l’exemple de la distinction idéal/réel qui peut être impliquée dans l’étude de la notion de religion, parmi d’autres. Comment ne pas y voir la distinction entre la nécessaire connaissance (minimale) des doctrines religieuses et la non moins nécessaire connaissance de la façon dont elles prennent corps et vie dans l’espace et dans le temps, c'est-à-dire dans des contextes culturels et historiques donnés. Cette dernière connaissance étant justement de l’ordre du « fait religieux ». On pourrait librement multiplier les liens possibles avec des couples comme : croire/savoir, expliquer/comprendre, persuader/convaincre, transcendant/immanent etc.
Plus généralement, on est obligé de constater que la plupart des notions de la liste de toutes les séries peuvent être étudiées en lien avec le fait religieux, selon la liberté du professeur de construire son cours. Qu’on ne pense qu’à « La conscience », « Autrui », « L’art », « La matière et l’esprit », « La justice et la loi», « Le devoir », « Le bonheur » etc.
Auteurs
Il s’agit d’une liste d’auteurs dans laquelle le professeur doit obligatoirement choisir une ou deux œuvres à étudier. Ce qui n’empêche pas d’étudier d’autres auteurs par ailleurs. Il s’agit de préparer l’hypothétique oral du deuxième groupe d’épreuves du baccalauréat, mais c’est surtout « un élément constitutif de toute culture philosophique » selon les termes des programmes.
Que constate-t-on dans cette liste de 57 auteurs qui va de Platon à Foucault, du point de vue qui nous occupe ?
Première surprise : il y en a 7 qui sont aussi des théologiens d’une église particulière! Augustin, Averroès, Anselme, Thomas d’Aquin, Guillaume d’Occam, Malebranche, Berkeley. Pour Averroès, sa fonction de « cadi » est indissociable de la religion musulmane.
Deuxième surprise : Près de la moitié peuvent être considérés comme clairement engagés dans une tradition religieuse explicite (par ex : Pascal, Kant, Kierkegaard, Lévinas…). Reconnaissons toutefois qu’il y a là matière à un débat complexe et difficile pour plusieurs raisons.
Quelle relation établir entre les philosophes grecs et latins de l’antiquité et le fait religieux ? Ils ne sont certes pas religieux au sens où ils inscriraient leur pensée dans une relation intime avec une Révélation, mais peut-on dire que Platon, Plotin, Cicéron ne sont pas religieux ?
Certains philosophes ne sont certes pas des penseurs « religieux », mais peut-on écarter Montaigne, Descartes et Tocqueville par exemple, du christianisme ?
Quant à des auteurs comme Nietzsche, qu’on peut certes classer rapidement comme non religieux, on constate que cela ne se traduit pas par une indifférence religieuse mais par le souci constant de penser le « phénomène religieux » pour reprendre ses propres termes.
A quoi au juste s’attaque la façon qu’a Spinoza de lire la Bible ? A quoi au juste s’attaquent les athéismes de Marx et de Sartre ?
Il n’y a pas lieu d’entrer ici dans ces débats qui font la substance même de la philosophie, ni non plus de discuter la pertinence du choix des auteurs. Force est toutefois de constater une présence considérable du religieux – sous des formes très différentes, il est vrai - dans la pensée d’une écrasante majorité cette fois-ci des auteurs « au programme ».
Conclusion
L’enseignement du fait religieux n’est pas à « introduire » dans l’enseignement de la philosophie, pour la bonne raison qu’il y est déjà. Mais il ne suffit pas de dire cela, car la forme de cette présence n’est pas toujours clarifiée, ni analysée. Il n’est pas sûr non plus que toutes les conséquences en soient tirées.
L’expression « fait religieux » apparaît dans les programmes des séries technologiques mais non dans ceux des séries générales qui sont un peu moins récents. Mais là n’est pas l’essentiel.
Le fait religieux est présent de trois manières selon les trois points de vue que nous avons adoptés.
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Du point de vue de la nature et des finalités de l’enseignement de la philosophie, une culture générale est indispensable ainsi qu’une ouverture aux autres disciplines. La philosophie n’est ni l’exercice d’une pensée vide à force d’être pure, ni non plus une synthèse plus ou moins habile de ce qui se fait ailleurs. Le professeur doit pouvoir donner le plus de connaissances et d’approches possibles, encourager le jugement critique afin de permettre à ses élèves de répondre – provisoirement sans doute - aux questions métaphysiques et existentielles qu’ils se posent.
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Du point de vue des notions et repères. La connaissance du fait religieux doit être mobilisée pour étudier la notion de religion. Elle peut l’être pour un nombre considérable de notions dont il n’y pas lieu de dresser la liste. Un certain nombre de « repères » quant à eux, entrent dans une relation expliquant/expliqué avec le fait religieux.
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Du point de vue des auteurs. L’étude des œuvres peut révéler un contenu explicitement religieux. Qu’on songe au fait que le « Discours décisif » d’Averroès par exemple est à proprement parler une « fatwa », c'est-à-dire une avis juridique sur la licéité de la philosophie en islam. D’une manière générale, la connaissance du contexte religieux et historique dans lequel travaille un philosophe est très précieuse, il en va de même pour la formation religieuse (confirmée ou rejetée, peu importe) qu’un philosophe a personnellement reçue. Non bien sûr qu’il faille expliquer un texte par la biographie de l’auteur, mais les textes eux-mêmes supposent ou convoquent des connaissances qui sont de l’ordre du fait religieux.
La conséquence à tirer de ces réflexions porte bien sûr sur la formation des professeurs de philosophie qui auraient certainement des bénéfices à tirer d’une meilleure connaissance du fait religieux (approché selon plusieurs points de vue) aussi bien pour l’approfondissement disciplinaire que pour une meilleure connaissance de l’hétérogénéité des élèves qui vient en partie de leur pluralité culturelle et religieuse.
Philippe Gaudin
Institut Européen en Sciences des Religions