La charia

Par Lory Pierre

Sommaire

La charia, que l’on peut traduire par « normativité révélée de l’islam » exprime pour les musulmans la Volonté divine sur les hommes. Dans la conception musulmane commune, l’homme est un être faible et dominé par ses passions. Sa raison ne lui permet pas de distinguer le comportement bon qui lui permettrait de vivre dans une société juste et équilibrée, ni de lui assurer son salut après sa mort. Les hommes ont besoin d’être guidés par Dieu. C’est là le rôle de la charia, de la Loi divine. Celle-ci ne résulte pas d’une amplification d’une morale naturelle, immanente aux hommes : elle est révélée par Dieu par l’intermédiaire des prophètes. Selon le Coran, Dieu a révélé une Loi à chaque grand prophète : Noé, Abraham, Moïse, Jésus. La charia islamique n’est que la dernière en date de ces législations transcendantes.

Si nous considérons la constitution historique de la charia islamique, nous nous rendons compte toutefois que celle-ci s’inscrit dans toute une évolution historique. Le Coran, autorité suprême en matière religieuse, ne constitue pas vraiment un texte législatif. Sur les quelque 6.300 versets qui le composent, 500 environ concernent la vie sociale, et 80 sont suffisamment précis pour fonder des règles : concernant le culte (jeûne, pureté rituelle, interdits alimentaires),  les mariages et les divorces, les successions et les tutelles des orphelins, la punition du vol ou de l’adultère…Cela est restreint. Le terme précis de charia n’apparaît d’ailleurs qu’une seule fois dans le texte coranique : « Nous t’avons mis sur une voie (sharî‘a)  selon un ordre ; suis-la, et ne suis pas les passions désordonnées de ceux qui ne savent pas » (XLV 18).

Le prophète Muhammad fut également chef d’État, à Médine, de 622 à 632. Il édicta lui-même des règles sociales, répondit à des questions ponctuelles lorsqu’elles se posaient. Pour le reste, il se conformait aux usages courants dans l’Arabie de cette époque. Tout cela – coutume locale avalisée par le Prophète, ou prescriptions explicitement énoncées par lui – resta transmis oralement jusqu’à la fin du viie siècle. Les premiers chefs d’état de l’empire musulman (les califes) nommèrent des juges dans les différents chefs-lieux, et tout porte à croire que les premiers juristes en islam agirent de façon plutôt pragmatique, sans se référer systématiquement à des règles religieuses. Ce n’est qu’au fil des années qu’une volonté se fit jour d’ajuster le droit de l’empire sur des règles voulues par Dieu et son Prophète. Le principal instrument de cette islamisation de la Loi furent les enseignements oraux attribués à Muhammad, les hadîths ; auxquels il faut ajouter des dires de ses principaux Compagnons, voire de savants de la génération ayant immédiatement suivi. L’idée que Muhammad, lorsqu’il enseignait en matière de religion, était infaillible ; et que les membres des premières générations étaient plus sages, plus imprégnés de sagesse divine fit son chemin. Il s’agit d’un point fondamental : une bonne partie des paroles fondant les prescriptions du droit sont en effet attribuées à Muhammad, ou bien émanent de son milieu immédiat. Vers la fin du viie siècle, des recueils de dires attribués à Muhammad furent mis par écrit, diffusés, enseignés dans les principaux centres urbains de l’empire. Ils devinrent la seconde source du droit, après le Coran. Ils comprenaient en effet des chapitres importants consacrés aux questions de culte et de rapports sociaux. Vers la même époque, des savants se spécialisèrent dans les questions juridiques, s’interrogeant à la fois sur le fondement de la charia et sur les modalités précises de ses nombreuses applications. Ils cherchèrent à concilier les données scripturaires avec les pratiques sociales concrètes de la société musulmane de l’époque. Le droit musulman est le résultat de cette interaction. Parmi les plus célèbres, mentionnons :

  • Mâlik ibn Anas (m. 795), juge à Médine, dont les disciples élaboreront l’école de droit dite « malékite », dominante dans tout l’Occident musulman (Maghreb, Andalousie musulmane, Afrique soudanaise).
  • Abû Hanîfa, juriste - mais non juge (m. 767) - vivant en Mésopotamie. L’école élaborée par ses disciples, qui accorde une assez grande place au raisonnement par inférence, s’est répandue en Asie dans tous les territoires dominés par les Turcs : Asie Mineure et Centrale, Indes. Environ la moitié des musulmans sunnites relèvent de ce droit dit « hanéfite ».
  • Shâfi‘î, qui mourut en Egypte en 820, écrivit une somme de droit qui joua un rôle important dans la théorisation du droit. Il explicita l’idée centrale selon laquelle l’enseignement de Muhammad vient compléter le Coran. Les paroles de Muhammad sont inspirées par Dieu, elles sont porteuses de vérité divine. L’école chaféite est actuellement répandue en Egypte, Afrique orientale, Insulinde.

On considère que vers le xe siècle, le droit musulman est définitivement constitué dans ses différentes écoles (malékite, hanéfite, chaféite). Il ne faut pas croire que toute réflexion s’est figée pour autant. Face à des questions nouvelles, des situations inédites, les musulmans consultaient des spécialistes appelés muftî-s, lesquels leur délivraient des avis autorisés appelés fatwa-s. A ce stade, il nous faut bien distinguer la notion de charia – Loi divine dans sa généralité et sa sacralité immuable – du droit musulman (fiqh), qui est la discipline académique par laquelle les lettrés cherchent à aboutir à des solutions concrètes. Le fiqh relève des efforts humains pour distinguer la volonté divine dans les divers aspects du culte, de la vie sociale, etc. La charia, elle, est l’expression de la volonté divine dans sa dimension idéale. Le fiqh ne représente pas une démarche unique. Il s’est formé à l’intérieur de plusieurs écoles, dotées chacune de leur démarche, de leurs textes autoritatifs propres, et les désaccords sur des points particuliers sont nombreux. Le fiqh s’adapte aux circonstances. Pour permettre cette adaptation, les juristes s’appuient sur des critères subsidiaires permettant d’interpréter plus avant les textes sacrés - soit le Coran et le hadîth. Parmi les critères les plus importants :

  • L’interprétation la plus serrée possible du texte coranique et du hadîth : telle prescription est-elle d’ordre générale (valable pour tous les hommes) ou particulière (destinée seulement à une certaine classe de croyants, selon leur capacité physique, financière, etc.) ? Est-elle valable en tout temps et tout lieu, ou conditionnée par une situation (cf par exemple la question du jihâd) ?
  • Le consensus des savants, des lettrés capables d’interpréter les textes. Il est admis que si les savants sont d’accord sur un point n’apparaissant pas dans les textes sacrés, ce point est vrai, conforme à la charia.
  • Le raisonnement par inférence. Si les croyants sont confrontés à une question absente des textes sacrés (p.ex. la licéité des drogues comme l’opium), on peut statuer en fonction d’un cas analogue dans ces textes (interdiction du vin en Coran V 90).
  • La recherche du bien commun des musulmans.

Le droit musulman ne s’est pas érigé en un système abstrait partant de prémisses générales pour déduire les cas particuliers. Les « racines du droit » renvoient à une multiplicité de références textuelles entre lesquelles on ne cherche pas de cohérence. Comme dans le cas du judaïsme orthodoxe, elles sont considérées comme des prescriptions divines, que l’on n’a pas à interroger ou modifier. Le porc est interdit par le Coran, mais cette interdiction n’est pas motivée par une raison d’ordre humain. C’est la volonté de Dieu, simplement ; un motif existe sans doute, mais il n’est pas à la portée des croyants.

Depuis le IXe siècle, les ordres juridiques des différents états musulmans se sont considérablement modifiés. Une partie du domaine des activités humaines échappa à la compétence du droit religieux : ainsi le droit commercial, la fiscalité, le droit de la guerre. Le droit pénal est le plus souvent réformé – on ne coupe plus la main des voleurs. Les citoyens non musulmans (chrétiens ou juifs) jouissent d’un statut égal, le statut ancien prévu par le verset coranique IX 29 n’est plus appliqué. Que recouvre alors la charia de nos jours ? Le domaine principal où elle reste appliquée est celui du droit de la famille. Dans la plupart des pays musulmans, le mariage est régi par la charia. Le mariage d’une femme musulmane avec un non musulman reste prohibé. Il est exceptionnel que la polygamie soit explicitement interdite - comme elle l’est dans des pays laïcs comme la Turquie ou la Tunisie - même si les familles polygames sont extrêmement rares. Pour les mêmes raisons, l’héritage reste inégalitaire, les sœurs héritant la moitié de ce qu’héritent leurs frères (Coran IV 11-12).

De nos jours, la référence à la charia représente souvent une position, un marquage avant tout idéologique. Il s’annonce comme une affirmation d’identité, par exemple quand la constitution d’un État promulgue la charia comme référence suprême. En fait, la charia au sens classique du terme n’est intégralement appliquée que dans une minorité de sociétés, comme en Arabie Séoudite. Plusieurs états s’affichent officiellement comme « République islamique », mais leur législation est en fait largement occidentalisée. L’accent mis sur des détails matériels (prohibition de l’alcool, imposition de vêtements féminins) vient souvent masquer la modernisation effective des autres domaines de régulation sociale. Ce serait cependant une erreur que de minimiser la référence à la charia dans l’attitude individuelle de chaque croyant. Elle est liée de façon organique avec la religion elle-même. Pour un musulman croyant, la religion ne consiste pas seulement à croire dans l’intime de soi au Dieu unique et à son prophète, mais également à accomplir des actes cultuels (prière, jeûne) et suivre certaines prescriptions (alimentaires par exemple). La religion, c’est aussi se conformer à ces prescriptions. De ce fait, il serait important que l’État sache entrer en dialogue avec une sensibilité religieuse différente, lui permettant d’adapter ses traditions à un cadre qui est celui des lois d'une République laïque comme celle de la France. La liberté de conscience y est assurée et la liberté de culte garantie, mais elles ne peuvent être défendues sans respecter ce cadre général.

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Référence du document

« Lory Pierre, La charia » , 2007 , IESR - Institut d'étude des religions et de la laïcité , mis à jour le: 18/11/2020, URL : https://irel.ephe.psl.eu/ressources-pedagogiques/fiches-pedagogiques/charia

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