Sommaire
Résumé
L’auteur part de l’intersection entre le « nom de Juif » et le « nom du savoir », intersection qui a vu le jour au cours de la période 1815-1933, dans un lieu géographique précis, l’Europe de langue allemande. Cette époque est celle où les sociétés européennes se sont accordées pour réfléchir en termes d’assimilation. Assimilation et avènement du savoir moderne ont vu le jour à la même époque (1815-1933) et dans le même lieu (l’Europe de langue allemande) : cette coextension, demande l’auteur, est-elle contingente ou structurelle ?
Dans La Tradition cachée, H. Arendt met au jour les fondements de la pensée de l’assimilation et en construit un modèle quasi-structural fondé sur la combinaison de trois oppositions binaires que Milner analyse, l’exception et la règle, le système politique et la société, l’individuel et le collectif, sans mentionner le savoir comme motif d’assimilation. Si le savoir joue un rôle dans l’assimilation, alors il faut définir cette dernière autrement que ne le fait Arendt.
À partir de là, Milner montre qu’aux XIXe et XXe siècles, quelque chose d’absolument singulier a lieu chez le Juif du savoir. Mesurant, consciemment ou non, que la persistance du nom juif tient à la continuation de l’étude, le Juif de savoir substitue le savoir à l’étude, annulant ainsi la continuation de l’étude juive. Il a toujours existé des Juifs savants. Mais le Juif de savoir, au sens strict, dépend du savoir moderne. Le savoir antique et médiéval était relationnel et embrayé (savoir de). Le savoir moderne est absolu. Milner analyse cette mutation dont le moment décisif se situe en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle, avec la naissance de la nouvelle philologie marquée par Reimarus (sur la vie de Jésus) et Wolf (sur Homère).Cette question le conduit jusqu’à M. Weber, en qui il voit le « porte-parole du savoir absolu ».
Le savoir moderne, absolu, est indifférent à l’objet qui n’est que l’occasion du savoir. De même, le sujet n’y est que le moyen du savoir, structurellement indifférent au savoir lui-même. Le savoir absolu n’aurait pas aussi solidement établi son règne si l’on n’avait pas, bien avant son avènement, converti le quelconque en universel. La source de cette conversion se trouve, selon l’auteur, chez Paul de Tarse : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ ». L’ensemble de la pensée, en Europe, a été marqué par ce dispositif. Le nom juif en a subi des effets décisifs : à cause de sa double indifférence au sujet et à l’objet, le savoir absolu a pu se substituer sans reste à l’étude juive. La porte une fois franchie, celui qui est entré en Juif dans le savoir cesse de l’être : grâce au savoir, le Juif a enfin accédé au quelconque.
Le savoir moderne, dans sa structure de savoir absolu, a été ébranlé, avant l’hitlérisme, dès avant 1914 : sous des formes diverses, on a émis des soupçons à l’encontre du quelconque et de l’universel. Et la persécution a eu lieu. Renoncer au quelconque et commencer, ou recommencer, de penser en Juif, fut pour beaucoup de Juifs du savoir une seule et même décision. Le texte de Freud, L’homme Moïse et le monothéisme est, à cet égard, un document révélateur de l’entrechoc qui se produisit alors entre le nom juif et l’idéal du savoir absolu.
La persécution eut donc lieu, mais pas seulement ; il y eut aussi l’extermination, et très précisément, la chambre à gaz. Si Freud témoigne du savoir confronté à la persécution, H. Arendt témoigne du savoir confronté à l’extermination. Le Juif de savoir se définit par la croyance qu’il n’existe, en ce monde, qu’un seul être dont on puisse dire qu’il n’est rien de plus grand : le savoir. Une telle croyance est exactement ce que la chambre à gaz réfute. La chambre à gaz va à l’encontre de toute nécessité, économique, militaire, etc. Elle est le triomphe absolu de la technique. Si la chambre à gaz existe, alors la technique n’obéit à aucune nécessité ; si elle n’obéit à rien, alors la technique est toute-puissante ; si la technique est toute-puissante, le savoir ne l’est pas.
Aujourd’hui, le Juif de savoir a quitté la scène du monde. Le nom juif continue d’encombrer, mais de manière différente, à présent qu’il a émergé sur la scène internationale, dans le dispositif des États. La société, qui se veut égalitaire, a désormais pris les commandes : la notion d’exception par le mérite – et en particulier le talent – y est de plus en plus mal acceptée. Dès lors, abandonné par le savoir, menacé d’être trahi par le talent et l’exception, le Juif socialisé a mis au point une solution : n’user du nom juif qu’en présentant aussitôt une excuse ; faire de cette excuse la matière de l’exception dont il entend se prévaloir. Ainsi est né le Juif de négation qui signale les fautes des autres Juifs. À cette condition, non seulement il peut dire de lui-même qu’il est Juif, mais il doit le dire et le répéter sans cesse. Il proclame à la face du monde qu’il est le Juif innocent, le seul, l’unique, le dernier. Il est le Juif qui autorise à condamner tous les autres. La conclusion de Milner est programmatique : aujourd’hui, non seulement les temps sont mûrs pour une pensée de l’« universel difficile » – c’est-à-dire d’un universel qui ne soit pas synonyme de quelconque –, mais le retour du nom juif oblige à cette pensée.
Points forts :
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Une réflexion forte et actuelle sur la question du « nom Juif » dans l’Europe moderne et post-moderne.
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Des analyses d’auteurs (S. Freud, H. Arendt, M. Weber, M. Foucault, etc.) qui mettent au jour des aspects nouveaux de leurs pensées.
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La combinaison originale d’une approche historique et philosophique.
S. N.
Référence du document
Recension : « Milner Jean-Claude, Nordmann Sophie, MILNER Jean-Claude, Le Juif de savoir, Paris, Grasset, 2007, 221 p. » 2009, , IESR - Institut d'étude des religions et de la laïcité , mis à jour le: 12/16/2016, URL : https://irel.ephe.psl.eu/ressources-pedagogiques/comptes-rendus-ouvrages/milner-jean-claude-juif-savoir-paris-grasset-2007