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L’Ukraine et la fracture du monde orthodoxe

11/03/2022

Sommaire

 

En Ukraine, l’orthodoxie est profondément divisée entre une Église indépendante et une Église rattachée au patriarcat de Moscou. Si la religion n’est pas un élément déterminant de la guerre qui se déroule actuellement, le conflit entre la Russie et l’Ukraine se nourrit aussi de cet aspect religieux: l’État ukrainien a voulu cette indépendance religieuse afin de sortir de l’orbite spirituelle de Moscou, et la Russie utilise l’orthodoxie pour justifier l’idée d’absence de différences entre les Russes et les Ukrainiens. L’existence de ces deux Églises est le résultat de l’histoire tumultueuse de la région, de l’organisation très particulière des Églises orthodoxes et des évolutions récentes des rapports entre le patriarcat de Constantinople (qui est à l’origine de l’Église ukrainienne indépendante) et le patriarcat de Moscou, bras spirituel et élément de la stratégie d’influence de l’État russe.

Le conflit en Ukraine a aussi une dimension religieuse. Cet aspect, peu connu en France, a pourtant d’importants effets sur le monde orthodoxe, et doit être replacé dans le contexte des évolutions récentes des rapports entre Églises orthodoxes. La crise vient en partie des structures même de l’orthodoxie: il n’y a pas, à proprement parler, une Église orthodoxe unifiée avec un chef unique, comme c’est le cas pour l’Église catholique. Le monde orthodoxe est composé de plusieurs Églises autocéphales, c’est-à-dire indépendantes: le primat de chaque Église n’est soumis à aucune autorité religieuse extérieure. Pour autant, ces Églises ne sont pas séparées, car il n’y a aucune différence doctrinale, elles ont la même liturgie (le rite byzantin), et les sacrements administrés dans une de ces Églises sont considérés comme valides par toutes les autres. L’unité de l’ensemble est assurée par la coopération harmonieuse entre les primats de chaque Église. Les brouilles sont régulières mais généralement temporaires. Pourtant, depuis 2018, un schisme entre Moscou et Constantinople menace l’unité de l’orthodoxie.

 

Autocéphalie et phylétisme

L’autocéphalie est un principe d’organisation territoriale: il ne s’agit pas d’établir des Églises nationales, ce qui serait contraire à l’universalité de l’Église. En 1872, alors que l’Église orthodoxe bulgare a proclamé son autocéphalie, le patriarche de Constantinople réunit un synode où, avec les patriarches d’Alexandrie, Antioche et Jérusalem, il condamne le phylétisme (phyletismós), qu’on peut traduire par nationalisme ethnique, c’est-à-dire la volonté d’établir des Églises sur une base nationale et non territoriale, car à ce moment-là, il n’existe pas de Bulgarie — la principauté autonome est créée en 1878. En effet, un fidèle ne dépend pas de telle ou telle Église selon sa nationalité, mais selon le lieu où il se trouve: un Serbe présent en Roumanie relève du patriarcat de Roumanie, car les sacrements de cette Église sont valides pour tous les orthodoxes. La situation en diaspora a quelque peu brouillé les choses, car les fidèles restent attachés à l’Église de leur pays d’origine, ce qui entraîne la juxtaposition non canonique de plusieurs Églises orthodoxes dans les pays d’accueil. La gestion de la diaspora orthodoxe reste une question très épineuse. Le patriarche de Constantinople considère que le canon 28 du concile de Chalcédoine lui donne juridiction sur la diaspora — ses collègues estiment qu’il ne s’applique pas si une autre Église orthodoxe a déjà procédé à l’évangélisation.

Dès le Moyen Âge, l’autocéphalie commence à changer de nature. Les liens très forts qui existent entre l’Empire byzantin et le patriarcat de Constantinople font que ce dernier est perçu comme un agent d’influence de l’Empire — et il est, du reste, effectivement utilisé comme tel. La conversion des peuples hors de l’Empire est un moyen de garantir la paix avec des voisins turbulents et d’étendre l’influence byzantine. Les souverains de ces peuples ne voient pas toujours d’un bon œil le fait que le clergé soit intégré à une hiérarchie qui remonte à Constantinople, voire que nombre de prélats viennent de l’Empire byzantin. C’est le cas des Bulgares: dès sa conversion (864/66), le prince Boris-Mihail cherche à mettre en place une Église indépendante. Ses successeurs obtiennent l’autocéphalie en 927, en même temps que la reconnaissance de leur titre d’empereur: le lien entre les deux n’est pas un hasard, car il s’agit, pour la Bulgarie, d’affirmer son indépendance absolue. C’est donc un processus très politique dont le succès dépend en grande partie des rapports de forces. C’est pourquoi c’est aussi un phénomène réversible. Pour rester dans le cas bulgare, l’Église orthodoxe bulgare a perdu deux fois son autocéphalie pour être réunie au patriarcat de Constantinople lorsque le pays a été conquis par l’Empire byzantin (1018) puis par l’Empire ottoman (1393), et l’a réaffirmée deux fois avec le rétablissement de l’indépendance (1186) et dans le cadre de la montée des nationalités dans l’Empire ottoman (1872). Cette montée des nationalités se fait contre un duo turco-grec: politiquement, contre l’Empire ottoman, religieusement contre le patriarcat de Constantinople qui impose un haut clergé presque exclusivement grec — si l’Église de Grèce proclame son autocéphalie, c’est aussi parce que le patriarcat est trop lié à l’État ottoman. De même, l’expansion territoriale de la Russie s’accompagne du rattachement des Églises présentes dans les territoires conquis au patriarcat de Moscou, politique qui s’étend aux Églises catholiques orientales (ou uniates, terme péjoratif) — des Églises issues de l’orthodoxie qui ont reconnu l’autorité du pape contre le maintien de leurs coutumes et pratiques.
 

Ces évolutions historiques ont conduit à la multiplication des Églises autocéphales. 14 sont universellement reconnues:

  • Patriarcat œcuménique de Constantinople
  • Patriarcat d’Alexandrie et de toute l’Afrique
  • Patriarcat d’Antioche et de tout l’Orient
  • Patriarcat de Jérusalem
  • Patriarcat de Moscou (Église orthodoxe russe)
  • Église orthodoxe serbe
  • Patriarcat de Bulgarie (Église orthodoxe bulgare)
  • Patriarcat de Roumanie (Église orthodoxe roumaine)
  • Église orthodoxe apostolique autocéphale de Géorgie
  • Église de Chypre
  • Église de Grèce
  • Église orthodoxe autocéphale d’Albanie
  • Église orthodoxe autocéphale polonaise
  • Église orthodoxe des terres tchèques et de Slovaquie

Deux sont partiellement reconnues:

  • Église orthodoxe en Amérique, reconnue par les Églises russe, bulgare, géorgienne, polonaise, tchèque-slovaque
  • Église orthodoxe ukrainienne, reconnue par le patriarcat de Constantinople, le patriarcat d’Alexandrie, l’Église de Grèce et l’Église de Chypre

À cela s’ajoutent des Églises schismatiques qui ne sont reconnues par aucune autre Église, comme l’Église orthodoxe abkhaze, l’Église orthodoxe monténégrine ou l’Église orthodoxe macédonienne.

 

Constantinople et Moscou

Depuis la fin de la guerre froide, le monde orthodoxe est marqué par les tensions entre le patriarcat de Constantinople et le patriarcat de Moscou. Cette opposition n’a rien de doctrinal ni spirituel: c’est une lutte d’influence. Le patriarcat de Constantinople conserve le lustre lié à son ancienneté et son premier rang dans la hiérarchie. Il doit aussi beaucoup à l’activité et au prestige du patriarche Bartholomaios (consacré en 1991), mais il est aussi en difficulté à cause de la situation de l’orthodoxie en Turquie: les évêchés anatoliens portent des noms illustres mais ne fonctionnent plus faute de fidèles, impossibilité de former le clergé en Turquie depuis la fermeture du séminaire de Halki (1971), refus de l’État turc de reconnaître que l’autorité du patriarche s’étend hors des frontières turques. L’essentiel des ouailles du patriarche de Constantinople sont dans la diaspora, grecque, mais aussi de quelques Églises ayant rompu avec leur pays d’origine — en particulier d’Églises de tradition russe rejetant l’autorité d’une Église orthodoxe russe lorsqu’elle s’est soumise au pouvoir soviétique. 

Après un XXe siècle particulièrement difficile, l’Église orthodoxe russe, la plus importante numériquement (environ 1 orthodoxe sur 2 relève du patriarcat de Moscou), connaît un dynamisme nouveau depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine (2000) et la consécration de Kirill comme patriarche de Moscou (2009). Dès son accession au trône patriarcal, celui-ci met en avant la notion de simfonija (du grec symphōnía: accord, concorde), c’est-à-dire le fait que l’Église et l’État sont complémentaires et interdépendants, ce qui, en réalité, fait de l’Église la branche spirituelle de l’État, un relais et un soutien. D’après la constitution russe de 1993, l’État est neutre et toutes les religions sont égales, mais Vladimir Poutine entend utiliser l’Église orthodoxe dans sa stratégie d’influence, en particulier avec la promotion du monde russe (Russkij mir). Il a créé en 2007 la Fondation Russkij Mir, qui vise à promouvoir la diffusion de la langue et de la culture russe et favoriser les échanges culturels — en somme, un élément classique du soft power. Pourtant, le monde russe va au-delà d’une francophonie à la russe: à l’intérieur de la Fédération russe, qui reste un pays multi-ethnique c’est faire du russe un élément d’unité, à l’extérieur c’est garder un lien fort avec les russophones des anciennes républiques soviétiques et avec la diaspora russe en général. Cette stratégie a de quoi inquiéter les voisins de la Russie, car le russe était la langue de communication unificatrice en URSS, voire dans le bloc soviétique. De plus, l’adjectif russkij ne renvoie pas à la Russie (Rossija), pour laquelle l’adjectif est rossijskij et où le citoyen est dit rossijanin, mais aux peuples, langues et cultures issues de la Rus’, premier État russe centré sur Kyïv / Kiev (IXe – XIIIe siècles) et qui regroupe notamment les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses. C’est une logique impériale, en ce sens qu’elle nie l’idée d’État-nation. Cette conception se retrouve dans plusieurs textes et discours de Vladimir Poutine, notamment un article, posté le 12 juillet 2021 sur le site internet du Kremlin, où il reprend le récit traditionnel du «rassemblement des terres russes» et de l’unité des Russes, Biélorusses et Ukrainiens, qui ne forment qu’un seul peuple issu de l’ancienne Rus’, ou lors de l’allocution télévisée du 21 février 2022 (reconnaissance des républiques de Donetsk et Lugansk et où, rétrospectivement, on trouve déjà tous les prétextes mis en avant après le début de l’invasion de l’Ukraine), où il explique que l’Ukraine est une création artificielle du régime soviétique. Le monde russe éveillait déjà la méfiance avant même des déclarations aussi explicites. En 2016, le président ukrainien, Petro Porošenko, a dénoncé la guerre dans le Donbass comme une tentative du «monde russe» pour mettre la main sur l’Ukraine. En 2015, le président biélorusse, Aljaksandr Lukašènka, pourtant proche de la Russie — mais les relations russo-biélorusses connaissent un refroidissement depuis l’annexion de la Crimée et la guerre au Donbass — a déclaré que les Biélorusses étaient bien de culture russe mais pas russes, et que le «monde russe» n’était pas pour eux.

Il se trouve que le patriarche Kirill est un fervent promoteur du monde russe, mais avec une perspective légèrement différente — c’est un effet de la simfonija. Lors d’une réunion avec le clergé moldave, il a par exemple justifié l’appartenance de la Moldavie (de langue roumaine) à la sainte Russie, car ce n’est pas une réalité ethno-linguistique, mais un concept spirituel. L’Église orthodoxe russe (Russkaja pravoslavnaja cerkov’) n’est pas russe par la nationalité des fidèles ou le lien avec l’État russe, mais par la référence à la sainte Russie (Svjataja Rus’). Non seulement l’unité du monde russe se fait par l’orthodoxie, mais sainte Russie est pratiquement synonyme d’orthodoxe, comme romain est devenu synonyme de chrétien à la fin de l’Antiquité. Le métropolite Hilarion, primat de l’Église orthodoxe russe hors-frontières (retournée dans le giron du patriarcat de Moscou en 2007), déclare qu’être russe, c’est être orthodoxe et vivre selon les prescriptions de l’Église. Cette idée que la Russie est le monde orthodoxe par excellence est un écho de la théorie de la Troisième Rome, développée à Moscou à la fin du XVe siècle après la prise de Constantinople par les Ottomans: la première Rome a été conquise par les barbares, et elle est le siège d’une Église schismatique; la deuxième Rome, Constantinople, a été conquise par les musulmans; Moscou est la troisième Rome, la nouvelle tête de la Chrétienté (orthodoxe). La sainte Russie est une notion spirituelle, mais elle s’incarne quand même dans l’État russe, protecteur naturel du monde orthodoxe: on voit ici comment le patriarcat de Moscou peut servir de poisson-pilote à l’influence russe. Cela s’est traduit par la réaffirmation de l’autorité du patriarcat sur la diaspora, facilitée par la réconciliation avec l’Église orthodoxe russe hors-frontière, mais aussi par une tentative pour resserrer les liens avec d’autres Églises pour les faire entrer dans l’orbite du monde russe: l’intervention russe en Syrie s’est ainsi accompagnée d’un rapprochement entre les patriarches de Moscou et d’Antioche (qui réside à Damas).

 

Le schisme de 2018

Il se trouve que la métropole de Kyïv (Kiev) — et donc l’Église ukrainienne — est une vieille pomme de discorde entre Moscou et Constantinople. La métropole a été fondée peu après le baptême du prince Volodiměrŭ (Vladimir / Volodymyr) (988) pour desservir le territoire de la Rus’. Le patriarcat de Constantinople est longtemps parvenu à maintenir son emprise sur la métropole de Kyïv. Les liens commencent à se distendre au XIIIe siècle: les invasions mongoles détruisent la Rus’, et le métropolite quitte Kyïv pour se réfugier plus au nord, auprès de princes capables d’assurer sa protection, et se fixe à Moscou. La rupture se produit au XVe siècle à l’occasion de l’union des Églises (1439): le patriarcat de Constantinople s’est réuni à l’Église romaine en échange de l’organisation d’une croisade pour arrêter l’avancée ottomane. Comme d’autres, l’Église russe rejette l’union et cesse tout lien avec Constantinople, obtenant ainsi l’autocéphalie de fait, qui devient une autocéphalie de droit en 1589, lorsque le patriarche de Constantinople vient consacrer patriarche le métropolite de Moscou. Le patriarcat de Constantinople crée une nouvelle métropole de Kyïv pour s’occuper des orthodoxes dans l’orbite polono-lituanienne.

En 1654, la Russie s’empare de Kyïv, événement symboliquement très important pour Moscou qui poursuit une politique de «rassemblement des terres russes». La Russie n’entend pas laisser le contrôle de la métropole au patriarcat de Constantinople, qui consent à sa prise en charge par le patriarche de Moscou en 1686 — après l’élection d’un métropolite sous la houlette de la Russie. Le sens de cet événement a reçu deux interprétations diamétralement opposées. Pour le patriarcat de Moscou, il s’agit d’un transfert en bonne et due forme: la métropole de Kiev est désormais une partie intégrante de l’Église orthodoxe russe. Pour le patriarcat de Constantinople, il s’agit d’un expédient: le patriarche n’est pas en mesure de faire respecter son autorité et accepte que le patriarche de Moscou s’occupe de la métropole de Kiev, mais sans qu’il s’agisse d’un transfert, puisqu’il confère au patriarche de Moscou seulement le droit de consacrer le métropolite de Kiev, qui doit être élu par son Église, conserver ses privilèges anciens et commémorer le patriarche de Constantinople — du reste, aucune de ses conditions n’a été finalement respectée, puisque l’élection passe aux mains du Synode de l’Église russe (et donc de l’empereur), la métropole est supprimée par Pierre le Grand en 1722, et la commémoraison du patriarche de Constantinople cesse très rapidement.

La guerre civile russe et la création d’une Ukraine indépendante permettent la première tentative de création d’une Église ukrainienne dégagée de la tutelle du patriarcat de Moscou. L’Église orthodoxe russe, qui a du mal à garder le contact avec nombre de communautés, les enjoint de s’organiser comme elles peuvent: les Églises restées hors de l’URSS deviennent autocéphales ou se placent sous l’autorité du patriarche de Constantinople. Dans le décret accordant l’autocéphalie à l’Église orthodoxe polonaise (1924), le patriarche de Constantinople Grègorios VII justifie son action en considérant que la métropole de Kyïv, dont est issue la métropole de Pologne, n’a pas été transférée au patriarcat de Moscou, qui de toute façon n’a pas respecté les termes de l’accord, et relève donc toujours du patriarcat de Constantinople.

Pour l’heure, cela n’a pas d’effet sur la situation ukrainienne. À côté de l’Église rattachée au patriarcat de Moscou se constitue une Église orthodoxe autocéphale ukrainienne. Après leur victoire, les autorités soviétiques laissent les deux coexister avant de reprendre la politique impériale d’unité religieuse autour de l’Église orthodoxe russe et de dissoudre l’Église autocéphale. L’Église rattachée au patriarcat de Moscou est organisée en exarchat: c’est une forme de décentralisation qui reconnaît certains particularismes d’une Église locale, dirigée par un exarque nommé par le primat de l’Église autocéphale. Après une nouvelle tentative en 1942-1944 pendant l’occupation allemande, l’Église orthodoxe autocéphale ukrainienne se réimplante en Ukraine en 1990 avec l’accord des autorités civiles, mais sans reconnaissance du reste du monde orthodoxe.

Une autre tentative d’autocéphalie vient des rangs de l’Église orthodoxe russe. En 1990, Filaret, métropolite de Kiev, reçoit du patriarche de Moscou Aleksej un décret transformant l’exarchat d’Ukraine en Église autonome. Après l’indépendance du pays, Filaret réunit un synode qui demande l’autocéphalie au patriarcat de Moscou, qui refuse, rend Filaret à l’état laïc et reprend la main sur l’Église orthodoxe ukrainienne. Filaret organise avec ses partisans l’Église orthodoxe ukrainienne - patriarcat de Kyïv, non reconnue par les autres Églises orthodoxes.

La révolution de 2014, l’annexion de la Crimée et la guerre au Donbass changent la donne. Les nouvelles autorités souhaitent couper les liens avec la Russie, et l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou apparaît comme un élément pro-russe. Le 16 juin 2016, le parlement ukrainien adopte une résolution demandant au patriarcat de Constantinople d’annuler le transfert de la métropole de Kyïv au patriarcat de Moscou. Lors d’un déplacement à İstanbul en juillet 2018, le président ukrainien Petro Porošenko réitère cette demande au patriarche Bartholomaios. À cette occasion, il déclare que l’autocéphalie de l’Église ukrainienne marque l’indépendance spirituelle du pays et parachève l’indépendance politique de l’Ukraine en rompant les derniers liens avec la Russie. Cette logique est poussée à son terme par la loi du 20 décembre 2018, qui oblige les organisations religieuses qui font partie d’une structure dont le siège est à l’étranger de mentionner le nom de cette structure dans leur dénomination: l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou ne peut et ne doit pas être confondue avec l’Église orthodoxe d’Ukraine (autocéphale).

Le 11 octobre 2018, le patriarcat de Constantinople lève les excommunications sur les deux Églises ukrainiennes schismatiques, rappelle la nullité de l’acte de 1686 et annonce sa volonté de conférer l’autocéphalie à l’Église ukrainienne. Le 15, l’Église orthodoxe russe annonce rompre la communion et toute forme de rapport avec le patriarcat de Constantinople et toutes les Églises qui en dépendent.

L’Église orthodoxe d’Ukraine est formée le 15 décembre 2018 par la réconciliation des deux Églises dissidentes, rejointes par quelques paroisses jusque-là rattachée à Moscou. C’est à cette Église que le patriarche confère l’autocéphalie le 5 janvier 2019.

Ces événements divisent profondément le monde orthodoxe. Peu d’Églises suivent la décision du patriarche de Constantinople: l’Église de Grèce (20 octobre 2019), l’Église de Chypre (24 octobre 2019), le patriarcat d’Alexandrie (8 novembre 2019). Les autres, sans aller jusqu’à rompre avec Constantinople, refusent de reconnaître l’autocéphalie et, inquiets des risques de ce schisme, appellent à la réconciliation.

Les représailles du patriarcat de Moscou sont rapides. Il annonce la création d’exarchats en Europe occidentale et en Asie du sud-est: les représentants de l’Église orthodoxe russe déclarent que le patriarcat de Constantinople n’existe plus et qu’il est nécessaire de réorganiser les structures de l’Église orthodoxe russe pour mieux prendre en charge les orthodoxes de la diaspora. Le patriarcat de Moscou entend surtout profiter de la crise pour prendre l’ascendant. Il tente de prendre en charge les orthodoxes présents dans les territoires canoniques des Églises avec lesquelles il n’est plus en communion. Des prêtres de l’Église orthodoxe russe ont été envoyés en Turquie, sur le territoire du patriarcat de Constantinople, pour s’occuper des orthodoxes en désaccord avec Constantinople. Après la reconnaissance de l’Église orthodoxe ukrainienne par le patriarche d’Alexandrie, le patriarcat de Moscou a annoncé la création d’un exarchat en Afrique pour s’occuper des fidèles qui ne veulent plus suivre Alexandrie. Cette décision accompagne le renforcement de la présence russe sur le continent — c’est une expression de la simfonija.

 

L’invasion russe de 2022

Si la guerre qui se déroule actuellement en Ukraine ne peut être considérée comme un conflit religieux, les éléments religieux occupent une place non négligeable — et souvent négligée.

Dans son allocution télévisée du 21 février 2022, Vladimir Poutine expose un certain nombre de griefs contre l’Ukraine destinés à justifier l’invasion qui se prépare. Les développements historiques, les considérations sur la stratégie de l’OTAN, l’appréciation de la situation politique en Ukraine depuis 2014, avec notamment l’influence des éléments néo-nazis ou la «russophobie» qui conduit à la persécution des russophones, en particulier les habitants des républiques séparatistes du Donbass, qui seraient menacés de génocide, ont fait l’objet de nombreuses analyses, mais un passage a été peu remarqué: Vladimir Poutine accuse les autorités ukrainiennes de vouloir détruire l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou et d’instrumentaliser le schisme à des fins nationalistes — la victimisation des russophones a aussi une dimension religieuse.

Le patriarche Kirill II lors d'une rencontre avec le nonce apostolique le 3 mars (capture d'écran de la vidéo diffusée par le patriarcat).Simfonija oblige, le président russe laisse au patriarche Kirill le soin de développer ce point. L’homélie du 27 février, le dimanche qui suit l’invasion russe, porte évidemment sur la guerre qui vient de commencer. Se plaçant dans la perspective du monde russe, Kirill considère que la guerre est dirigée contre ceux qui mettent à mal l’unité de la Rus’ et de l’Église russe. Il parle à plusieurs reprises de la paix, de l’unité de l’Église et des rapports fraternels entre les peuples qui la composent: le retour à la paix n’est pas vraiment l’arrêt des combats, mais le rétablissement de l’unité spirituelle de la sainte Russie. On ignore si la fin des divisions au sein de l’orthodoxie ukrainienne fait partie des buts de guerre de la Fédération russe, mais c’est en tout cas ce qu’espère le patriarcat de Moscou — et les précédents historiques plaident en ce sens. Rien n’est dit des Églises catholiques orientales (environ 9% de la population) bien implantées dans l’ouest du pays et réunies de force à l’Église orthodoxe russe aux époques impériale et soviétique (synodes de Polotsk [1839], L’vov [1946] et Užgorod [1947]), et qui ont été rétablies à la fin des années 1980.

La dimension spirituelle de la guerre est développée lors de l’homélie patriarcale du 6 mars 2022, le Dimanche du Pardon, le dernier avant l’entrée en Carême, qui a lieu le lundi suivant dans la tradition orthodoxe. Le patriarche Kirill reprend le discours de l’État russe et justifie la guerre par la persécution dont seraient victimes les habitants du Donbass. Nouvel aspect de la simfonija, le patriarche ne caractérise pas celle-ci dans les mêmes termes que Vladimir Poutine et lui donne aspect spirituel et métaphysique. Lorgnant vers le complotisme, il considère que les habitants du Donbass sont attaqués pour leur rejet des valeurs de «ceux qui revendiquent le pouvoir mondial» dont on ne saura jamais qui ils sont, mais les valeurs en question sont clairement les valeurs occidentales. Le patriarche poursuit en expliquant que le test d’entrée dans ce monde ne se fait pas par la signature d’accords ou des déclarations politiques, mais par l’acceptation des gay prides — du reste, la première gay pride ukrainienne a eu lieu en 2013, juste avant le début du conflit russo-ukrainien. Pour le patriarche Kirill, l’organisation de gay prides est la manifestation de l’acceptation de l’homosexualité, ce qui revient à considérer que le péché est une option du comportement humain: l’Ukraine s’en prendrait donc aux habitants du Donbass parce qu’ils veulent vivre selon les commandements de l’Église. En ce sens, la guerre en Ukraine est perçue comme un conflit entre les valeurs de l’Église orthodoxe portées par la sainte Russie et le relativisme moral de l’Occident. Si, pour Vladimir Poutine, la guerre en Ukraine est le résultat de l’action des néo-nazis ukrainiens téléguidés par l’OTAN, pour le patriarche Kirill, elle est une résistance aux revendications LGBT. Simfonija.

Sur le plan religieux, aussi, l’invasion russe n’a pas eu les conséquences escomptées. Sans surprise, le primat de l’Église orthodoxe ukrainienne, le métropolite Epifanij, condamne l’invasion et appelle à la résistance et au soutien des forces armées ukrainiennes, et prie pour la victoire. Il critique les orthodoxes, notamment du patriarcat de Moscou, qui se contentent de formules vagues sur la paix et les exhorte à faire pression sur le gouvernement russe pour qu’il mette fin à la guerre et laisse l’Ukraine tranquille. À l’égard de la communauté internationale, il relaie les demandes répétées du président Volodymyr Zelens’kyj d’établir une zone d’interdiction aérienne dans le ciel ukrainien. La position du primat de l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou, le métropolite Onufrij, et de son synode, est plus inattendue: ils condamnent fermement l’invasion russe, exhortent à la résistance et au soutien des forces armées ukrainiennes et rappellent leur attachement à la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Ils demandent aussi au patriarche de Moscou d’user de son influence auprès des dirigeants russes pour qu’ils mettent fin à la guerre.

Sur un plan religieux, la Russie n’a pas non plus eu l’accueil qu’elle espérait, et l’invasion a plutôt eu tendance à réduire les fractures au sein de la société ukrainienne. Si le schisme au sein de l’orthodoxie ukrainienne est loin d’être réduit, il est désormais clair que l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou a cessé d’être un agent de l’influence russe.

Texte et cartes : Renaud Rochette (IREL/EPHE)

 

Photos:

le patriarche de Constantinople Bartholomaios signant le décret d'autocéphalie de l'Église d'Ukraine (President.gov.ua, CC BY 4.0), 

le patriarche de Moscou Kirill II lors d'une rencontre avec le nonce apostolique le 3 mars 2022 (capture d'écran de la vidéo diffusée par le patriarcat de Moscou).

 

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